C’est d’un mouvement mécanique qu’elle essuie son verre, le regard épiant d’une manière éhontée les personnes présentes ce soir. Tel un vautour en quête d’un os à se mettre sous la dent, elle pose ses vermeilles sur les clients en écoutant attentivement les intonations et les dires. Saisissant l’essentiel de la discussion avant de passer à la suivante tout en se concentrant pour ignorer le brouhaha constant digne d’un fond de salle de classe.

Puis elle baisse doucement la tête, déposant la vaisselle à sa place en t’entendant prononcer des mots qui, pourtant, ne seront vrais que quelques instants.

« Pour le moment Dean. Pour le moment. »

Et il n’en faut pas plus pour qu’une voix s’élève un peu plus que les autres.
Qu’elle se tourne alors pour faire face au spectacle.
Les yeux rivés sur les silhouettes qui se font remarquer tout en inclinant la tête.
Curieuse.
De voir jusqu’où ça va aller.

« Leur argent ne leur ouvre pas toutes les portes. S’ils cassent quelque chose, ils auront le regret d’avoir dépensé dans les verres que dans les réparations qui leur pendent au nez. »

Baston ou pas baston ?
Elle analyse, les habitués savent déjà qu’il faut s’écarter s’ils ne veulent pas être impliqués et participer à la facture finale si jamais ça venait à dégringoler. C’est donc avec silence qu’ils se déplacent, laissent un cercle se former autour des semeurs de troubles tandis qu’eux même lâchent leur paris quand tu proposes le tiens.

« Tu devrais savoir depuis le temps Dean… Qu’être calme de façade n’empêche pas le sang de bouillir dans les veines. »

Tant de phrases concernant l’eau qui dort qu’il ne faut pas réveiller.
De cliché sur ceux qui paraissent calme mais qui ont le coup de poing facile.
Oh elle en a vu Wilhelmina, de ces personnes qui portent ce masque.
Après tout, elle fait aussi partie du lot.

Elle sait juste mieux le garder que les autres.

« Si tu perds, ces 20 dollars seront retirés de ta paye. Si tu gagnes… »

Esquisse d’un sourire dans l’ombre de son visage, on pourrait croire à une hallucination tant ils sont rares. Il disparaît presque aussitôt quand elle dépose son regard sur ta personne, lueur de défis luisant dans ce dernier.

« Je t’accorderais une faveur de ton choix. »

Oui, elle est de bonne humeur.
Ou elle est certaine de gagner.
Va savoir.

Prunelles qui se posent sur ta personne quand tu dis qu’il n’y a personne qui te fait plus peur qu’elle. Au final, elle se demande bien pourquoi elle peut être aussi effrayante.
Est-ce parce qu’elle a cet air dénué d’émotion sur le visage ?
Le fait qu’elle n’ai pas peur de poignarder avec ses mots ?
Ou encore le fait qu’elle se salisse les mains elle-même s’il le faut ?
Peut-être est-ce parce qu’elle a tout le temps le contrôle de la situation ?
Que rien ne semble lui échapper ?

Non, elle n’est pas infaillible Wilhelmina, il y a forcément des secrets qu’elle n’a pas entendus. Des murmures encore silencieux à ses oreilles, des prunelles qui sont encore prédateurs dans son bar.

« C’est une chose qu’on va vite découvrir. »

Si cette personne calme l’est réellement.
Elle en doute.
Il est au milieu d’entre eux, forcément qu’il va réagir d’une manière ou d’une autre.
Pas de réaction quant à ta remarque concernant sa paye, ce n’est pas comme si elle allait vraiment le faire. Quoi que… Si tu fais trop le malin peut-être. Ce n’est pas comme si ça allait changer quoi que ce soit 20 dollars, non ?

Oh quoi que…
Elle n’y pense déjà plus quand tu évoques la guitare, sortant déjà une feuille et un stylo.

« Je ne joue pas de la guitare Dean. Tu me déçois, je pensais que tu avais deviné depuis le temps que ce n’est pas ce genre de mains que je possède. »

Les musiciens ont des doigts particuliers.
Ceux qui sont adaptés à leur instrument.
Qui prouvent leur acharnement à le maîtriser.
Et ses longs doigts fins montrent qu’elle n’est pas du genre guitariste
Mais plutôt dans le piano.

La chaise vole, la sortant rapidement de ses pensées tandis qu’elle commence à faire jouer son stylo sur son morceau de papier. Ne réagit pas non plus quand elle écoute tes pas se faire lourd sur le plancher et que ta grosse voix avertit les têtes brûlées qui commencent à semer un trop gros bordel.

Vermeilles qui se posent sur les deux silhouettes semblables à des frigos plus qu’à des personnes intelligentes, ces dernières te toisant avec mépris avant de se retourner.
Posture défensive, prêts à casser les dents de celui qui a osé les interrompre.
C’est maintenant qu’ils se montrent solidaires. Pathétique.

« Ça sera le seul avertissement. Soit vous dégagez et la seule chose que vous aurez à payer sera la chaise que vous venez de briser, soit… Je vous mets à la porte moi-même. En plus de devoir la tournée à toutes les personnes présentes. »

Il est déjà impressionnant de noter que les autres clients s’étaient arrêtés quand tu as pris la parole pour les avertir Dean, mais leur souffle semble s’être coupé quand elle en a rajouté une couche. Suffisante pour que le doute s’installe, pour qu’ils aient le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes si jamais ils vont plus loin.
Et la lueur menaçante qui brille dans le regard de la gérante ne laisse aucun doute sur le sérieux de ses mots.

Un truc plein de boutons sur lequel appuyer ?
Sourcil arqué, est-ce d’un jeu dont tu parles ?
Elle n’en a aucun en tête avec ce genre de chose mais sur le coup elle veut bien te croire. Tu t’y connais mieux qu’elle dans ce domaine après tout.

L’avertissement donné est apparemment suffisant, même si l’un des trois ne semble pas vouloir se plier. Celui-ci en particulier, elle le toise avec plus d’intensité. Le défiant de venir se battre avec elle. Mais il semblerait que ses camarades soient plus raisonnables vu que l’un d’entre eux l’amène dehors et que le dernier restant paye la chaise. Pas un mot de la part de la gérante, le toisant avec un certain mépris et qui se contente de le regarder partir par la suite, le calme revenant dans les lieux à leur départ.

De nouveau les clients se mettent à bavarder et l’ambiance redevient celle d’avant après ton intervention Dean.

Reprenant le nettoyage de son verre, elle t’écoute quand tu reviens et dépose son verre propre à sa place.

« On dirait bien. Mais 20 dollars, ce n’est pas grand chose n’est-ce pas ? »

Deux.
Ou trois verres selon la boisson en question.

« Je dois dire pourtant que ton histoire de guitare aux boutons colorés m’intrigue. De quoi est-ce que tu parlais exactement ? »

Certainement un jeu, elle en est sûre.
De rythme ? De musique ?
Depuis combien de temps est-ce qu’elle n’en a pas touché ?
Qu’elle n’a pas jouer tout simplement pour se détendre ?
Trop longtemps certainement.
Ça se compte en années.
Froncement léger de sourcils tandis qu’elle fait travailler sa mémoire, cherchant un souvenir qui prouverait qu’elle a déjà passé ne serait-ce qu’un moment à jouer à un jeu vidéo. Mais rien ne vient, c’est un néant.
Déjà depuis que ce monde s’est créée, elle n’a pas effleurée une seule fois l’idée d’aller dans une salle d’arcade.
Mais ce qui est perturbant c’est de constater à quel point sa mémoire lui joue des tours depuis que tout a changé.

« … Depuis combien de temps est-ce que tu es ici, Dean ? »

L’air calme, posé.
Comme si cette question n’avait pas d’importance.
Alors qu’au contraire, ça pourrait changer quelque chose.

Gentil de verser un salaire ?
Non c’est surtout la base pour un emploi, parce qu’on travaille rarement pour le plaisir. Juste pour l’argent que ça donne pour payer son loyer et de quoi se nourrir. Même si en ce nouveau monde, un plat de lasagne ne suffit pas à rassasier ces estomacs qui ne demandent plus que du sang ou bien de l’énergie. Le loyer c’est déjà pas mal oui.

Sans un mot et voyant ta mine, elle détourne ensuite le regard pour poser ses yeux sur l’ambiance générale avant de te faire un signe de la tête. Allant vers l’une des fenêtres où un cendrier est posé, c’est en silence qu’elle l’ouvre pour laisser l’air passer avant de s’allumer une clope. Une petite pause mérité où votre conversation pourra être plus calme tout en ayant une vue sur ce qu’il se passe.

Tu réponds donc.
Deux ans.
Cela doit faire tout autant que tu travailles ici, avec elle.
Qu’elle te connaît finalement aussi.

Combien de temps qu’elle est ici ?

Elle ne répond pas de suite.
Réfléchie un peu, essaie de capturer les souvenirs restants de sa vie d’avant.
Avant oui c’est le terme.
Que tout ceci n’arrive, que les vies ne changent pour prendre ce virage inédit. L’air ailleurs, elle te laisse aller servir les nouveaux clients en tirant sur sa cigarette. Est-ce que ce truc peut vraiment les tuer maintenant ? Est-ce qu’ils apportent aussi facilement un cancer des poumons qu’avant ? Ou bien est-ce juste ce besoin de nicotine qui se fait sentir qui pousse encore à les utiliser ?

Un nuage de fumée s’échappe d’entre ses lèvres alors que cette réflexion disparaît de ses pensées.
Peu importe.
Au final elle s’en fiche.
Si la Faucheuse devait frapper demain, elle l’accueillerait à bras ouverts.

Une fois que tu reviens, elle te regarde en laissant tomber quelques cendres.

« Je suis là depuis un moment. Plusieurs années je dirais, très facilement. Le nombre par contre, c’est une autre histoire. Mais il me semble… Que c’était bien avant que la Famille ne fasse tout ça. »

Il te semble Wil ?
Comment en être certaine quand la mémoire se transforme doucement en écho ?
Quand elle s’évapore comme cette fumée qu’elle recrache ?
À croire que cette Famille veuille définitivement qu’ils oublient leur passé avant d’arriver ici.

« Je ne m’intéresse pas aux jeux-vidéos. Je n’ai ni le temps ni l’envie de m’y consacrer. »

Guitar Hero…
Non, cela ne lui évoque rien.
Peut-être qu’elle en a entendu parlé avant.
Mais maintenant c’est oublié, un détail qui s’est échappé pour ne plus jamais repointer le bout de son nez.

« Si tu veux tout ramener après la fermeture, vas-y. Cela demande du matériel ? Quelque chose en particulier ? »

Intriguée.
Après tout, elle reste curieuse sur ce que cela peut être.
Si tu y joues, peut-être que d’autres aussi.
Et si le sujet est évoqué, au moins elle saura de quoi il en est.

Six ans.
Ça fait long, pourtant elle a l’impression parfois que ça remonte à hier.
Pourtant si c’était le cas, sa mémoire serait plus fraîche non ?
Tes questions devraient la faire réagir mais son visage reste impassible.
Perdre la notion du temps, des détails, des souvenirs.
Tout ce que sa mémoire peut contenir semble s’effacer petit à petit.
Pourtant elle s’accroche férocement à son passé.

Parce qu’elle sait qu’elle l’a déjà oublié une fois.

« Prendre des notes… Je devrais commencer à le faire aussi. C’est une très bonne idée. »

Il va falloir qu’elle trouve un endroit où cacher ça. Il ne faudrait pas que quelqu’un puisse utiliser ce genre de chose contre elle.

« Cela fait plus de six ans pour ma part… J’étais déjà ici avant que la Famille ne change tout. »

Oui, elle a encore en tête sa première journée de travail dans ce bar. La façon dont elle a appris à servir, à préparer les boissons, à se faire enguirlander par son patron qui pourtant, était d’une bienveillance rare envers elle. Mais qui a disparu, emporté par la vraie Mort. Sans qu’elle ne sache vraiment comment. Juste… Il n’était plus là.

Ses vermeilles se reposent sur ta personne quand tu parles du matériel à amener, n’ayant absolument aucune idée de comment les consoles fonctionnent.
Elle ne se souvient pas avoir joué une seule fois à des jeux vidéo.
Juste qu’elle lisait beaucoup, même maintenant.
Se perdant dans les ouvrages et les histoires qu’ils peuvent raconter.
Préférant passer ses doigts sur les pages et passant ses nuits sur des chapitres entiers.
Quand elle n’étudiait pas.

« Je te laisse organiser ça. Je veux bien croire ta détermination à me faire découvrir cette nouvelle chose. »

Elle tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser, laissant une bouffée de fumée disparaître par delà sa fenêtre avant d’écouter tes derniers mots.

Son ressenti.
Froncement de sourcils.
Elle n’aime pas parler de ça Wil, de ses sentiments.
De ce qu’elle a dans son cœur, de ses pensées.
La suite de ton discours pourtant, est compréhensible.
Parce que vous aviez plus à perdre qu’elle.
Quoi que… Non, chacun a à perdre quand il s’agit de son propre passé. C’est une part d’identité, d’être qui s’envole telle de la poussière dans le vent. On s’échoue comme un navire sans savoir si on coule ou si on reste à l’air, les poumons hurlants et le cri silencieux alors qu’on se noie sans en mourir.

« Dans ce cas, tu n’as qu’à faire en sorte de ne pas oublier. Si c’est si important pour vous, ce rêve d’ado comme tu dis, dans ce cas garde le précieusement. De cette façon, tu l’auras toujours quelque part. »

Les mots réconfortants, elle ne les connaît pas Wil.
Elle fonctionne avec les faits, la réalité qui se joue chaque jour.

« Fais comme le psy, note-le. Met le en évidence quelque part, comme ça tu le verras tout le temps. Après six ans, j’ai encore des souvenirs, donc ça ne viendra pas tout de suite te concernant. »

Elle l’affirme.
Mais au fond, qui sait ce qui peut arriver demain.
Si la Famille peut avoir un impact sur ce genre de chose, qui sait s’ils ne peuvent pas faire en sorte que dans quelques heures, les mémoires soient complètement effacées ?
Non, s’ils pouvaient vraiment le faire, ça se serait déjà passé.

« Te prends pas la tête là-dessus. Vous êtes tout un groupe à partager ce rêve, ce n’est pas comme si tu étais tout seul. »

Vous vous soutiendrez, quoi qu’il arrive.
C’est peut-être ça, le plus important pour vous.
Que vous ayez toujours quelqu’un sur qui compter.
Elle vous envierait presque.